Du cash au chaos : l’Inde refuse totalement certains billets dès ce jour

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Les Indiens pouvaient encore utiliser leurs vieux billets de 500 et 1 000 roupies jusqu’à hier jeudi soir, à minuit, pour certaines dépenses, ainsi celles de soins hospitaliers. Dans une Inde où le paiement de la main à la main est l’habitude, et où seulement 10% de la population active n’est pas payée en cash, la décision surprise du Gouvernement, annoncée le 8 novembre, la veille de l’entrée en vigueur de la mesure, de démonétiser les plus grosses coupures est source de panique et, même, cause de décès violents. Les autorités entendent ainsi parfaire la lutte contre la corruption, la fraude fiscale ou encore le terrorisme des islamistes. La roupie atteignait hier son niveau le plus bas face au dollar depuis trois ans, en raison de cette démonétisation et du pari des marchés sur une hausse des taux d’intérêt par la Réserve fédérale américaine.

« Celui qui met de côté, absolument, celui qui sacrifie ainsi le présent au futur et veut mettre tout un monde à la retraite n’amasse pas des forces pour plus tard, il amasse pour plus tard ce pour quoi il a vendu ses forces », écrivait Charles Péguy au sujet de l’accumulation obsessionnelle en vue du futur au détriment du présent, dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. Un propos tristement actuel en Inde où ce sacrifice, nourri d’une dépense de forces, n’a eu pour fruit que la dramatique situation de ceux qui ont honnêtement épargné sans toutefois identifier de manière formelle les sources de leurs revenus.

L’Inde a une culture du paiement par cash, ce qui favorise la corruption et la fraude fiscale. Sur les 16 420 milliards de roupies servant aux transactions commerciales en liquide, 86% se font au moyen des billets 500 et 1 000 roupies - environ 6,50 et 13 euros -, il n’y a quasiment que les seuls employés des administrations et des grandes entreprises dont les salaires soient actés ; et seulement 3% des Indiens paient l’impôt, un chiffre très faible qui ne s’explique pas que par la faiblesse des revenus.

Cette économie non traçable favorise une épargne non bancaire

Cette économie non traçable favorise une épargne non bancaire, en vue de la retraite, du mariage des enfants, mais a aussi permis l’évasion fiscale, avec un chiffre de 439 milliards de dollars entre 2003 et 2012, selon l’organisation Global Financial Integrity, basée à Washington, qui diffuse des rapports sur les mouvements monétaires transfrontaliers. Il y a, au pays du Gange, un important delta entre les revenus réels et ceux déclarés. Pour contrer cette économie informelle, qui,  serait de l’ordre de 450 milliards de nos euros - quasiment le cinquième du PNB -, le Gouvernement a décidé de démonétiser subitement, en prévenant même les banquiers au dernier moment, les billets à plus haute valeur faciale, ruinant ainsi la confiance dans 24 milliards de coupures. Un vent de panique souffle sur le sous-continent, les voisins de l’Inde faisant même les frais de cette politique.

Une décision préparée secrètement et annoncée peu d’heures avant la démonétisation

C’était une promesse du BJP, le parti au pouvoir depuis 2014, les flux monétaires illégaux seraient passibles de sanctions pénales, avec des peines pouvant aller à dix ans d’emprisonnement pour leurs auteurs, et les autorités lutteraient pour assainir l’économie. Le Premier ministre, Narendra Modi, a donc décidé avec de proches collaborateurs et les principaux décideurs, dans le plus grand secret, d’ôter toute valeur fiduciaire aux billets de 500 et 1 000 roupies. Le mardi 8 novembre, au soir, Modi a officiellement annoncé la démonétisation de ces billets et précisé qu’elle prendrait effet dès le lendemain.

Peu avant, dans la même soirée, la Banque centrale indienne avait informé les dirigeants des banques de l’annonce à venir ; déjà, dans la matinée, ils avaient été convoqués à la Reserve Bank of India (RBI) pour récupérer les nouveaux billets de 2 000 roupies dont il était connu depuis longtemps qu’ils allaient être mis en circulation, et qui n’éveillèrent donc pas leurs soupçons. Ils devaient simplement éviter de parler de ces coffres de coupures qu’ils avaient reçu, et même de les ouvrir avant le soir. C’est quasiment en même temps qu’était faite l’annonce du Premier ministre qu’ils découvrirent que les coffres ne contenaient pas que des billets de 2 000 roupies, mais aussi de nouveaux de 500.

Soudainement, des centaines de millions d’Indiens ne possédaient plus assez pour les dépenses de base

Soudainement, des centaines de millions d’Indiens ne possédaient plus assez pour les dépenses de base. Et, dans ce pays de près de 3,3 millions de kilomètres carrés aux voies de communication terrestres mal développées, diffuser la nouvelle monnaie à travers les banques n’est pas de la première facilité. Dès l’annonce du Premier ministre, les Indiens possédant un compte se sont rués vers les distributeurs d’argent, espérant passer avant minuit, afin d’assurer les dépenses du quotidien. Le ministre des Finances, Arun Jaitley, a tenu a rassurer la population : « Les femmes au foyer avec une petite épargne et les fermiers n’ont pas à se préoccuper. Les personnes qui retirent de l’argent des banques n’ont pas à s’inquiéter. »

Les tentatives de calmer les Indiens n’ont cependant pas vraiment eu de succès, du fait des longues files devant les distributeurs. Et pour ne pas faciliter les choses, les distributeurs n’étaient pas adaptés à la taille des billets de 2 000 roupies officiellement disponibles à partir du 15, et ce n’est que deux jours après la mise en circulation de ces derniers que 22 500 des 200 000 distributeurs dans le pays ont été modifiés, le 17, faisant dire à Arun Jaitley qu’il faudrait alors encore trois semaines pour reconfigurer tous les distributeurs.

Les gens voient les jours passer sans avoir tous l’occasion de déposer leurs billets ou en retirer. Les Indiens pouvaient confier leur argent à la banque jusqu’au 14 novembre, mais devant l’échec du calendrier, le Gouvernement a prolongé le délai jusqu’au 30 décembre pour le dépôt des sommes jusque là détenues en liquide. Par ailleurs, celui pour l’utilisation des billets démonétisés a été prorogé jusqu’à ce jeudi pour des dépenses urgentes comme les soins hospitaliers ou l’approvisionnement en carburant.

La situation étant plus que tendue, le Gouvernement a donné, le 17, une liste de sept motifs d’exception, dont la possibilité pour les agriculteurs de retirer jusqu’à 25 000 roupies par semaine, et 5 000 de façon hebdomadaire en plus pour ceux d’entre eux qui commercialisent leurs produits ; ou encore le droit pour une famille dont l’un des membres doit se marier de retirer 25 000 roupies en une fois, à condition qu’une seule personne opère le retrait et présente son numéro de compte permanent, une particularité bancaire indienne.

De la monnaie de singe pour les étrangers et les Indiens employés sous contrat

Les Indiens disposaient donc de la possibilité de faire certaines dépenses et de changer leur billets démonétisés jusqu’à ce 24 novembre, contre d’autres coupures dont les nouveaux de 500 et, quand ils sont disponibles, ceux de 2 000 roupies. Cependant, ils ne peuvent reprendre que 4 000 roupies au guichet, 2 000 aux distributeurs automatiques, quand bien même ils rapporteraient davantage à la banque, le reste devant être déposé sur un compte, une nouveauté pour plus de la moitié de la population dont 47% n’était inscrit dans aucun établissement bancaire et alors que ceux qui l’étaient préféraient utiliser le cash. Et à partir du seuil de 2,5 lakh de roupies - ou 250 000 roupies -, il faut démontrer l’origine des fonds, faute de quoi des pénalités tellement fortes, à hauteur de 200 %, sont appliquées, revenant de fait à plus que la confiscation des sommes déposées. « Mais toutes les transactions seront surveillées », et, par exemple, les sommes déposées par les paysans devront être en rapport avec la rentabilité de leurs terres.

Le Gouvernement essaie de défaire la panique qui provoque même des décès jusque dans les files d’attente

Le Gouvernement essaie de défaire la panique qui provoque même des décès jusque dans les files d’attente, avec une moyenne de cinq morts par jour la première semaine suivant l’annonce du Premier ministre, les gens se supprimant, se tuant accidentellement dans la précipitation ou commettant des meurtres liés à cette urgence. Un suicide a été particulièrement médiatisé, celui d’une paysanne ayant préféré se pendre, ignorant qu’elle pouvait déposer son argent à la banque. Son mari et elle avaient vendu un terrain le mois dernier, et ils avaient gardé l’argent chez eux en vue d’acheter d’autres parcelles. Pour pallier le manque, une paroisse au Kerala, un État du sud-ouest, offre le contenu de ses troncs d’offrande à ses fidèles les plus démunis.

Ceux qui n’ont pas de pièce d’identité ne peuvent ouvrir de compte bancaire, et les étrangers, touristes comme travailleurs migrants, sont également dans l’impossibilité d’échanger leurs billets. Et ces derniers peuvent souffrir de ne pas recevoir leur paie à temps. C’est par exemple le cas de Bishnu Pandey, un saisonnier de 35 ans venu du Népal voisin travailler dans la restauration rapide à New Delhi et rentré dans son pays, confiant dans la bonne réception de son salaire destiné à effacer un emprunt pour la reconstruction de la demeure de sa famille après le séisme de 2015 qui a détruit son village, et qui n’a plus entre les mains que du papier sans valeur fiduciaire. L’homme qui a vainement travaillé n’a même plus d’argent pour retourner en gagner de l’autre côté de la frontière.

Et en plus des saisonniers étrangers, la démonétisation frappe les anciens Gurkhas, ces Népalais qui servent dans des unités spéciales au Royaume-Uni ou en Inde. Ceux qui ont porté les armes pour ce dernier pays reçoivent au Népal leur solde dans sa monnaie. Selon Nara Bahadur Thapa, un responsable de la banque centrale du Népal, le pays reçoit 70 milliards de roupies de transferts de fonds des travailleurs migrants en Inde chaque année.

Le Premier ministre népalais, Pushpa Kamal Dahal, s’est entretenu par téléphone la semaine dernière avec son homologue indien qui s’est engagé à régler la situation, mais la promesse n’a pas encore trouvé de concrétisation. Le 24 novembre, le Népal refusait toujours les billets démonétisés, attendant encore des informations de la RBI.  Les contractuels sont également démunis, et par exemple ceux de la ville septentrionale de Noida manifestent pour réclamer leurs salaires du mois d’octobre.

Un pays où la corruption dégrade l’économie « comme une termite »

Les autorités espèrent ainsi formaliser des milliers de milliards de roupies et réduire la fraude et la corruption

Les autorités espèrent ainsi formaliser ce qui équivaut à des centaines de milliards d’euros, mais également, en plus réduire la fraude et la corruption, cette dernière étant une véritable plaie dans la fonction publique où des droits s’achètent alors qu’ils sont pourtant reconnus, et des amendes sont prononcées sans raison à l’encontre des administrés qui s’accordent financièrement avec les agents publics, à titre privé, pour ne pas avoir à payer lesdites amendes. Le 15 août de l’an passé, le Premier ministre avait comparé la corruption dans le pays à une « termite » qui le rongeait ; un propos d’actualité, car un mois auparavant avait éclaté le plus gros scandale de corruption, surnommé Vyapam, concernant des achats d’emplois et de formations médicales et une quarantaine de décès dans des conditions douteuses et dans le cadre duquel 2 000 personnes avaient été arrêtées.

Une mesure de démonétisation avait déjà été mise en œuvre en 1978 concernant les billets de 1 000, 5 000 et 10 000, mais bien moins nombreux étaient ceux qui possédaient de telles coupures. Selon un rapport de la Bank of India de juillet 2014, 363 millions d’habitants, soit quasiment de 30% de la population, vivaient en 2011-2012 dans un état de pauvreté. La méthode d’évaluation retenue fixe le seuil de pauvreté à 32 roupies dans les villages et 47 dans les villes.

Un ralentissement de l’activité économique liée à cette décision et l’éventuelle hausse des taux d’intérêt aux États-Unis risque d’aggraver cette pauvreté qui diminuait. Le Gouvernement de Modi a fait ce pari, alors que débutait l’élection du Président américain, semblant penser que le républicain qui effrayait les places boursières ne gagnerait pas. Toutefois, la Réserve fédérale américaine avait envisagé cette hausse une semaine avant la fin de la campagne présidentielle qui tombe au mauvais moment pour New Delhi. Quoi qu’il en soit, les autorités indiennes sont convaincues que l’argent redevenant formel en étant déposé en banque, cette politique aura un impact bénéfique à terme sur la croissance.

Le 30 septembre dernier, s’achevait la procédure entamée quatre mois auparavant d’amnistie pour ceux des fraudeurs fiscaux. 64 275 contrevenants avaient choisi d’en bénéficier, présentant l’équivalent de 9 milliards d’euros jusque là informels. En contrepartie, ils n’avaient essuyé qu’une taxe de 45% sur l’argent déclaré, et n’étaient pas poursuivis.

Hans-Søren Dag


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